L'AUTRE SAINTE-HÉLÈNE
L'autre Sainte-Hélène - The other St. Helena

ARTICLES COMPLÉMENTAIRES
| Accueil | The other St. Helena | Articles |



LA FAMEUSE "COLLECTION D'ESSLING"
(mise à jour Septembre 2011)


En 1952, alors qu'il visitait le musée du Royal United Service Institute (RUSI) au centre de Londres, le baron Eugène de Veauce tomba par hasard sur un masque mortuaire, présenté comme étant celui de Napoléon, mais ne ressemblant pas le moins du monde à l'effigie connue depuis la souscription Antommarchi de 1833. Cette relique en plâtre fin et aux finitions parfaites du visage d'un mort l'intrigua d'autant que, l'année précédente, il avait fait l'acquisition d'un masque mortuaire de Napoléon lors de la vente publique de la collection de sir Archibald Weigall (voir article sur le masque Burghersh). Mais le masque exposé au musée du RUSI était tout autre. Il portait de plus une inscription ainsi rédigée, avec un mélange de français, d'anglais et d'italien:

"L'Empereur Napoleone a Saint Helena"

Le masque du musée RUSI
Le masque mortuaire dit "RUSI"

Intrigué, le baron de Veauce se livra à une enquête. Il apprit que ce masque faisait partie d'une collection hélénienne que le musée avait achetée auprès d'un certain Charles Alder résidant à Bournemouth, ville de la côte sud de l'Angleterre. Il lui rendit visite. Alder lui expliqua qu'il avait lui-même fait l'acquisition de cette collection auprès d'un certain Louis Charles de Bourbon et qu'il possédait une attestation de sa part que sa collection avait été formée par des achats successifs auprès de Victor Masséna, prince d'Essling, entre 1896 et 1910. Notons que Victor Masséna était mort le 28 octobre 1910 et qu'il laissa un seul héritier, son fils André alors âgé de 19 ans. Sur l'attitude de plus en plus douteuse de Veauce, Alder montra  l'attestation en question: elle était signée dudit Bourbon à la date du 21 juin 1939. Sentant sans doute le doute dans l'esprit de son visiteur, Alder précisa qu'il avait aussi en sa possession un autre document, signé cette fois par le prince d'Essling lui-même, confirmant la provenance de ces objets. Toutefois Alder ne put, ou ne voulut pas, montrer cette pièce à Veauce qui elle seule était capitale car elle pouvait lier cette collection "d'Essling" au prince du même nom !

Annonce achat collection Essling - août 1939
L'annonce de presse concernant l'achat de la "collection d'Essling" par le musée du RUSI en début août 1939

Ces détails furent mentionnés dans le célèbre livre L'affaire du masque de Napoléon que le baron de Veauce publia au premier trimestre de 1957, livre dont nous reparlerons dans un autre article (voir section sur les fausses reliques). Pour le baron, ce masque était tout simplement un faux, du fait du désaccord trop important avec l'iconographie napoléonienne. Son enquête s'arrêta là, d'autant qu'Alder mourut à Bournemouth en 1959 à l'âge de 88 ans.

Mort de Charles HL Alder en 1959
Mort de Charles H.L. Alder en 1959


Mais le débat sur le masque mortuaire de Napoléon était relancé de plus belle. Sur les conseils du baron de Veauce, le professeur Félix Markham, historien de l'époque napoléonienne, écrivit au musée au sujet de leur masque mortuaire. Dans un second livre publié plus tard, en 1971, Veauce expliqua qu'il avait en effet contacté Markham à ce sujet et que la fausse relique avait été retirée de la vitrine où elle était exposée dans ce musée. Dans son ouvrage Napoleon, publié en 1963, Markham aborda la question des masques mortuaires et déclara le masque RUSI comme un faux, à cause du peu de ressemblance avec l'iconographie napoléonienne. Il reprit donc l'argument principal énoncé par Veauce en 1957.

Historia, septembre 1954
Les trois types de masque mortuaire de Napoléon (source baron de Veauce, article dans Historia, septembre 1954)


En fait, le musée du RUSI commençait à douter de l'authenticité des reliques qu'il avaient achetées auprès d'Alder. La collection en question représentait une trentaine de pièces au total, et l'investissement n'avait pas été négligeable pour l'acquérir. En 1956, il diligenta une expertise pour une des pièces capitales de cette collection: un collier de la Légion d'Honneur que Napoléon aurait eu à Sainte-Hélène. Le RUSI l'envoya au Musée de l'Armée à Paris pour analyse. La conclusion de son conservateur, Jacques Jousset, fut sans équivoque: la pièce était un faux grossier, assemblage de différentes parties de différentes époques. Le musée précisa à Jousset que, outre le collier en question, la "collection d'Essling" incluait "l'originale cuirasse en cuivre portée par Napoléon à une revue du Champ de Mars, la fine cotte de maille qu'il portait après la tentative d'assassinat dont il fut l'objet, l'unique exemplaire de la grande plaque de l'Ordre du Rétablissement [de l'Empire, après le retour de l'île d'Elbe], la véritable seringue utilisée par lui pendant ses derniers mois pour alléger ses souffrances", et ainsi de suite ! Autant dire que des napoléoniens comme Jousset ont été effarés par cette liste d'objets aussi farfelus.

Le musée du RUSI à Londres
Le musée du RUSI à Londres

Intrigué à son tour, Jousset apprit que ledit Louis Charles de Bourbon avait été dénoncé en Angleterre, dès 1935, par une revue populaire à très fort tirage, le John Bull. Le magazine avait en effet identifié qu'un certain William Reeves, vivant à Loose, un petit village du Kent, se faisait passer pour Louis Charles de Bourbon afin d'attirer une riche clientèle de collectionneurs, et leur vendre des pièces qu'il recevait en dépôt par des sources diverses ou des receleurs. Avant d'habiter à Loose, ce Reeves avait aussi vécu à Raynes Park, près de Wimbledon dans le Surrey, où il se faisait appeler René Delahaye ! Il semble que c'était un escroc qui changeait d'identité et de lieu au fur et à mesure pour brouiller les pistes de ceux qui le rechercheraient et pour faire perdre sa trace.

Article du John Bull 1935
L'article du journal John Bull dénonçant William Reeves comme un escroc

En réalité, ce prince était en fait né en 1873 à Hereford. Son père était horloger et était originaire de Birmingham, selon le recensement de 1881 en Angleterre. William Reeves avait alors 8 ans et vivait chez ses parents au 32 Church Street, avec sa soeur Catherine, âgée de quelques mois, et une domestique, voire une "nanny", du nom de Rosa Grubb, âgée de 15 ans.

Recensement 1881 - Famille Reeves
La famille Reeves de Hertford dans le recensement de 1881

Alder aurait pu être une des victimes de ce Bourbon-Reeves. Mais il aurait aussi bien pu être un de ses complices dans le recel de fausses pièces historiques... Pourquoi? Parce que, selon le communiqué de presse issu à l'époque de son achat, le musée du RUSI avait acheté cette "collection Essling" après un prêt longue durée fait par M. et Mme C.H.L. Alder. Or cet achat s'était déroulé en début août 1939, soit six semaines à peine après la date de l'attestation qu'Alder avait montrée au baron de Veauce de son acquisition auprès dudit Bourbon (21 juin 1939). On peut à peine parler de prêt longue durée au musée du RUSI à moins que... Alder ait été complice de Reeves et qu'il avait effectivement déposé cette "collection" depuis plusieurs mois au musée alors qu'elle ne lui appartenait pas encore. Ceci ressemble fort à une opération de recel, car une acceptation verbale d'achat par le musée, en juin 1939, aurait alors provoqué diverses ventes en coulisse pour régulariser la situation de tous les intermédiaires et fournisseurs de cette collection d'une trentaine de pièces: Alder devait vendre au musée, donc Alder devait acheter auprès de Reeves, d'où la régularisation de juin 1939 avec "attestation" que le musée réclama probablement pour finaliser son achat quelques semaines plus tard, en août 1939. Rappelons un autre détail à charge: Alder avait affirmé au baron de Veauce qu'il était en possession d'une lettre signée de Masséna authentifiant cette collection. Dès lors, on ne peut que s'étonner qu'Alder, à l'époque de la visite de Veauce, située entre 1952 (date de la découverte du masque dans le musée londonien) et 1957 (publication du livre de Veauce), ait pu encore avoir en sa possession un document aussi capital alors qu'il aurait dû, logiquement, le remettre au nouveau propriétaire de cette "collection", à savoir le musée, et ce depuis la transaction d'août 1939 ! Ainsi Alder aurait gardé un tel document plus de 15 ans. Notre pressentiment est qu'Alder avait menti au baron de Veauce, que la visite de ce dernier avait dû l'importuner, et qu'il avait essayer de "noyer le poisson" pour cacher sa connivence possible dans cette escroquerie. Mais il est aussi possible qu'Alder ait été de bonne fois, que le document capital resté en sa possession ait existé, quoique faux, et que son prêt long terme n'avait en fait duré que 6 semaines.

Quant à Reeves, il est logique qu'il aura changé d'adresse, et de nom, après l'article du John Bull de 1935. Il ne pouvait plus continuer à vivre comme un prince en grand standing dans sa maison de Loose, alors que de possibles acheteurs trompés sur la marchandise auraient pu le retrouver aisément.

Maison de Reeves à Loose 
Intérieur de la maison du "prince de Bourbon" à Loose

En 1935, à la date de l'article, il avait déjà 62 ans. Il est possible qu'il ait été forcé de vendre ses biens et assumer de nouveau son identité, ceci afin d'effacer la trace d'escroqueries passées. En revenant vivre à Herford sous sa propre identité, il pouvait éventuellement confondre les pistes et nier n'avoir jamais rien eu à voir avec ledit Bourbon, peut-être créé par la fantaisie d'un magazine. Toujours est-il que le décès d'un certain William A. Reeves a été enregistré à Hertford en 1946, alors qu'il était justement âgé de 73 ans, donc né en 1873. Était-ce le bon Reeves, à savoir le faux Bourbon? Difficile de le savoir. La guerre mondiale aidant, depuis 1935, les pistes furent perdues ou les recherches abandonnées. Et un décès en 1946 annulait toute poursuite après-guerre.

Mort de William Reeves en 1946
Registre des décès des homonymes "Reeves" en Angleterre en 1946


Pour des raisons budgétaires, le musée du RUSI dut fermer ces portes au début des années 1960. En 1961, une commission fut formée pour décider du devenir des nombreuses collections. Un plan fut établi avec l'aide de Sothebys: les pièces reconnues authentiques seront envoyées à d'autres musées et le reste... devra être vendu aux enchères afin de faire rentrer des fonds dans l'institution. Ainsi fut fait.

Annonce vente collections RUSI - 1962
Annonce de la vente des collections du musée RUSI en vue de sa fermeture en 1962

Le musée ferma ses portes en 1962. Sa "collection Essling" échoua dans le circuit des salles de vente depuis 1962, et continue son périple depuis... On peut voir encore aujourd'hui, de temps à autre, ressurgir sous le marteau telle ou telle pièce provenant de la "très célèbre collection d'Essling" et du musée du RUSI de Londres, et qui finit par se vendre pour une somme toujours rondelette. Quant au masque mortuaire du musée RUSI, selon un article paru à la Fondation Napoléon, il aurait été vendu en 1986 à un collectionneur américain, le docteur Corso, et se trouve depuis de ce côté-là de l'Atlantique. Plus récemment, en 2004, il a fait l'objet d'une nouvelle vente aux enchères, aux USA, et aurait été adjugé pour la somme de 12.000 dollars. L'escroquerie de Reeves-Bourbon a encore de beaux jours devant elle. Enfin, pour le moins, les lecteurs de cet article en sont désormais avertis !

Albert Benhamou
Février 2011


Sources, par ordre chronologique:

- A Prince on the Pinch, article publié le 5 janvier 1935 dans le magazine John Bull
- Journal The Times, annonce de l'achat de la "collection Essling" par le musée du RUSI, 5 août 1939
- Veauce, baron de, Le masque mortuaire de Napoléon, article publié dans Historia, septembre 1954, dans lequel le masque du musée RUSI est révélé pour la première fois en France
- Veauce, baron Eugène de, L'affaire du masque mortuaire de Napoléon, 1er trimestre 1957
- Jousset, Jacques, "L'affaire du masque de Napoléon", article publié dans la Revue de l'Institut Napoléon, No.64 de juillet 1957
- Journal The Times, annonce de la commission en charge de statuer sur le devenir des collections du musée du RUSI, 30 janvier 1962
- Markham, Felix, Napoleon, 1963, voir appendix 2
- Veauce, Eugène de, Les masques mortuaires de Napoléon, Le point de la question, 5 mai 1971
- Lheureux-Prévot, Chantal, L'affaire des masques mortuaires de Napoléon, éléments bibliographiques commentés, article paru dans la revue Napoléonica de la Fondation Napoléon, No.3, décembre 2008 - février 2009


Haut de page




Copyright © Albert Benhamou Publishing 2011  - Tous droits réservés.