L'AUTRE SAINTE-HÉLÈNE
L'autre Sainte-Hélène - The other St. Helena

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LE JOURNAL DU PASTEUR LATROBE
(à partir du 21 octobre 1816)

Le 21. Alors que je récupérais un état acceptable de santé et d'esprit, je commençais à remarquer le contenu de notre navire, et la nature hétéroclite des objets qui y étaient réunis. Les affaires du général Bonaparte remplissaient une grande partie du pont et, comme l'on avait insinué qu'il était laissé dans un état de famine, il n'est pas sans intérêt de savoir ce que le Zebra [1] allait ajouter à son magasin. J'en ai pris quelques notes: une centaine de sacs de maïs et d'avoine, douze balles de foin, dix tonneaux de vin, six barils de beurre, quarante ou cinquante moutons, dont plusieurs sont morts durant la traversée.

Tout navire de guerre, au départ du Cap, était chargé de certains articles, provisions ou produits manufacturés, pour ce captif célébré. Mais comment sont tombés les puissants ! Tombés en effet, dans tous les sens du terme, même au niveau de l'esprit, car il n'est pas en mesure d'éviter d'une espèce d'irritabilité qui le conduit à encourager les plaintes, fondées ou mensongères [2]. Les articles de Bonaparte étaient tous marqués d'un "Bp", selon ses propres instructions [3]. Parmi les autres animaux se trouvant à bord, il y avait un jeune chacal. Ce petit animal sauvage, un moment après avoir été amené à bord, a vu un malheureux coq se déplaçant sur le pont. Il le saisit par le cou et sauta avec lui par-dessus bord, prenant l'océan verdâtre pour un champ. La chaloupe étant sortie, les deux ont été repris, et le chacal sauvé.

[...]

Le 27. Les prières du soir ont été lues dans la cabine avant le dîner. Alors que nous étions à table avec les officiers dans la salle des canons, le quartier-maître est descendu avec la bonne nouvelle que Sainte-Hélène était en vue. L'information fut reçue avec grand sang-froid par les vétérans, et comme nous ne pouvions pas y jeter l'ancre après le coucher du soleil [4], nous avons gardé une faible voile toute la nuit, tantôt à l'arrêt tantôt en mouvance.

Sainte-Hélène
L'île de Sainte-Hélène

Le 28. Je suis allé tôt sur le pont, m'attendant à trouver un pic énorme s'élevant en sortant de la mer, comme Sainte-Hélène est souvent représentée. J'ai été donc surpris de voir une terre longue, élevée, et, de cette distance,  d'aspect régulier, sans exhiber quelque chose de choquant ou de pittoresque; mais, en s'approchant, ses caractéristiques particulières devinrent visibles, et son aspect est devenu intéressant. Je n'ai jamais vu de côte à l'air aussi désolé; et l'on pouvait imaginer que l'angoisse des dames qui ont accompagné Bonaparte [5] était aussi grande qu'elle avait été décrite, lorsqu'elles virent les précipices lugubres et noirs, sans un brin d'herbe ou de buisson sur eux, parmi lesquels elles devront peut-être passer le restant de leur vie. Plusieurs "kloofs" (pour conserver l'ancienne appellation préférée) [6] divisent les masses de rochers déchiquetés. Elles paraissent remplies d'un terreau noir, fragments effrités de substances volcaniques décomposées.

Nous avons rapidement découvert la frégate Podargus qui croisait au large de l'île [7], et, par un signal, nous avons navigué en sa direction. Son commandant, le capitaine Wallis, est sorti en barque et a payé une longue visite au capitaine Forbes [8].

À l'approche de l'île, mon attention fut attirée par plusieurs pics d'aspect curieux, par des rochers de forme fantaisiste, et par des cavernes au niveau de la mer. La couleur générale des rochers est gris foncé, avec des fissures et des veines de teinte marron jaune. Des batteries d'artillerie sont placées sur plusieurs éminences, formant une ligne de défense tout autour de la partie accessible de l'île [9]. Lorsque nous avons contourné la pointe de l'île, Jamestown est apparue d'un coup à nos yeux, avec une belle église, des maisons paraissant propres, et une rangée d'arbres près de la plage.
Sainte-Hélène
Le passage de la pointe avant l'arrivée en face de Jamestown

 Certains bosquets de cacaotiers et d'arbres divers ornent les jardins.

[...]

Jamestown
Vue de Jamestown, son église, ses maisons et jardins

Jamestown
Jamestown, vue du sommet de la pointe

Notes:

[1] Le navire sur lequel se trouvait notre narrateur; le Zebra était gouverné par le capitaine Forbes; un des autres passagers se rendant en Angleterre était le fils de Lord Charles Somerset, Gouverneur de la province du Cap.

[2] Depuis le début de sa captivité, les échanges étaient animés entre Napoléon et son geôlier au niveau de nombreux points; les coûts pour la table et le vin eux s'élevaient alors à 60% du montant total des dépenses de Longwood, selon un rapport du commissaire Denzil Ibbetson, et causèrent de vives discussions qui conduisirent le 18 août 1816 à la rupture définitive de toute communication directe entre Napoléon et le gouverneur Hudson Lowe.

[3] Ce détail était évidemment faux, et Napoléon, s'il avait voulu faire marquer ses colis, n'aurait pas choisi "Bp", comme "Bonaparte", pour ce faire.

[4] Il s'agissait d'une des restrictions imposées à l'île de Sainte-Hélène, pour éviter tout risque d'évasion à la faveur de la nuit; l'île était interdite à tout navire étranger, sauf en cas de détresse, et les navires britanniques ne pouvaient s'en approcher que durant le jour, et ne pouvaient pas la quitter après la tombée de la nuit; de plus, si Napoléon n'était pas visible, et donc si l'on ne pouvait confirmer sa présence dans l'île, aucun navire n'était autorisé à lever l'ancre !

[5] Il s'agissait des comtesse Bertrand et de Montholon; Fanny Bertrand notamment a laissé à la postérité son commentaire, devenu célèbre, à la vue de l'île de Sainte-Hélène: "Le Diable a dû chier cette île en passant d'un monde à un autre"... Quant à Napoléon, de façon laconique, il grommela: "Ce n'est pas un joli séjour; j'aurais mieux fait de rester en Egypte; je serais à présent Empereur de tout l'Orient."
La comtesse Fanny Bertrand
La comtesse Fanny Bertrand

[6] Le terme "kloof" signifie "gorge" en langage Afrikaner, que Latrobe aura évidemment connu de part ses missions de plusieurs mois dans cette colonie.

[7] La frégate H.M.S. Podargus était arrivée à Sainte-Hélène le 20 août 1816 et resta trois ans en poste, et effectua des missions de courte durée au Cap; le capitaine Wallis a été remplacé par le capitaine Rous  au cours de cette période; au moment de l'arrivée du Zebra, la Podargus était sans doute assignée à contrôler l'accès de l'île car, depuis l'arrivée de Napoléon, il y avait constamment un navire qui croisait sous le vent, et au autre au vent, de façon à pouvoir intervenir à tout moment contre un navire suspect, quelle que soit sa direction d'approche.

[8] C'était la procédure avant d'autoriser tout navire à venir mouiller dans la baie de Jamestown; ainsi les capitaines étaient mis au courant des contraintes et règlements s'ils souhaitaient ancrer.

[9] Un régiment d'artillerie était assigné à ces postes sur toutes les hauteurs de l'île sous les ordres du bien-nommé major Power; ce régiment était employé par la Compagnie des Indes Orientales; le chirurgien de ce régiment était James Roche Verling qui sera assigné comme médecin à Longwood lors du renvoi du docteur O'Meara en juillet 1818; Verling restera en poste pour soigner les Français jusqu'à l'arrivée d'Antommarchi en septembre 1819, mais ne sera jamais reçu par Napoléon. Voir dans l'ouvrage L'autre Sainte-Hélène le chapitre qui est consacré à Verling.

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