VRAI OU FAUX ? Le comte de Las Cases a-t-il été expulsé de l'île par le gouverneur Hudson Lowe? Un très grand nombre
d'ouvrages, tant anglais que français, mentionnent l' "expulsion de Las
Cases" et en attribue la décision à l'odieux gouverneur Hudson Lowe.
Mais qu'en fut-il exactement?
![]() Le
comte de Las Cases
L'arrestation de Las Cases Le lundi 25 novembre 1816, Napoléon et Las Cases se promenaient dans les jardins de Longwood, en pleine conversation. Ils virent arriver le gouverneur Hudson Lowe, accompagné de quelques officiers. Depuis un certain temps, le geôlier et son captif ne communiquaient plus directement entre eux, et tout rapport se faisait par personne interposée. Napoléon dit à son compagnon d'infortune : « Allez voir, mon cher, ce que nous veut cet animal. Et surtout revenez promptement. » (1) Dans son célèbre ouvrage, le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases expliqua que ce furent les dernières paroles que l'Empereur lui adressa. En effet, en se rendant auprès des officiers britanniques, Las Cases fut imméditement mis aux arrêts et on alla saisir dans sa chambre tous les documents et affaires personnelles du Comte. Le Comte et son jeune fils, Emmanuel, furent emmenés en dehors de Longwood et logés sous surveillance dans une maison de l'île. Cette arrestation créa évidemment la surprise à Longwood car personne, dans l'entourage du Gouverneur, ne fournit d'explication aux exilés. Napoléon en parla au docteur O'Meara qui, d'habitude, servait d'intermédiaire entre Napoléon et Hudson Lowe et était donc au fait des choses. Mais cette fois-ci le docteur s'avoua lui-même surpris par cette arrestation. Le docteur ne pouvait croire cela. Il avait vu monter à cheval le petit Emmanuel, que l’on emmenait quelque temps après son père : il lui avait demandé s’il était vrai qu’ils eussent remis des lettres à James, et qu’Emmanuel, en pleurant, avait dit : « Que voulez-vous, nous sommes dans une si horrible gêne ! » (2) On comprit bientôt à Longwood que Las Cases avait été arrêté à cause de lettres personnelles qu'il avait tenté d'envoyer en Europe en les faisant porter par son serviteur James, à peine cousues à l'intérieur de ses vêtements. Le pot-aux-roses fut évidemment rapidement découvert par les autorités, et le contrevenant aussitôt arrêté. D'autant que celui-ci, au vu du gouverneur Hudson Lowe, était celui qui excitait le plus les sentiments de Napoléon envers sa situation de captif et contre les autorités britanniques. Napoléon dictant à Las Cases et à son fils Emmanuel Quelles étaient ces lettres qui causèrent l'arrestation de Las Cases? Il s'agissait de deux lettres. La première était adressée à une amie en Angleterre, Lady Clavering, d'origine française, qui avait employé Las Cases durant la Révolution comme précepteur de ses enfants. A cette époque, Las Cases était encore 'émigré' en Angleterre et il ne rentra en France qu'après l'amnistie décrétée par Napoléon pour permettre aux anciens nobles à rentrer en France et, éventuellement, servir l'Empire. Las Cases avait ensuite gravi les échelons du nouveau pouvoir en France, et avait fini au Conseil d'Etat avant de se retrouver accompagnant Napoléon à Sainte-Hélène. La seconde lettre était adressée à Lucien Bonaparte, le frère du Premier Consul Bonaparte qui avait refusé l'Empereur Napoléon. Républicain dans l'âme, il n'avait jamais pu accepter que son frère s'en vînt à se faire proclamer Empereur. Julien avait vécu en exil, et résidence surveillée, dans l'ouest de l'Angleterre pendant quelques années. Le contenu de ces lettres n'avait rien de très secret. Las Cases y donnait un résumé de leurs périgrinations depuis leur départ de Paris et leur séjour à Sainte-Hélène. Mais le règlement appliqué aux prisonnier et à ses compagnons était qu'aucune lettre ne fût remise ou envoyée sans être préalablement passée entre les mains des autorités. Ainsi, Napoléon, ne s'étant jamais plié à ce règlement, n'acceptait aucune lettre ouverte et n'en envoyait aucune, par voie officielle. Par contre, parmi les papiers saisis dans la chambre de Las Cases, le Gouverneur fut stupéfait d'y trouver un journal qui relatait tous les évènements qui s'étaient déroulés depuis le départ de Paris et, notamment, un récit de chacune des conversations, houleuses, qui s'étaient tenues entre le prisonnier et son geôlier. A Longwood, on avait bien entendu connaissance que Las Cases tenait un journal mais on n'en connaissait pas le contenu. Enfin presque, car le seul à en connaître la teneur était Saint-Denis, dit le mamelouck Ali, qui, par sa belle écriture, était assigné à la tâche de recopie des documents, dont les manuscrits des mémoires de Napoléon. Las Cases, lui aussi, avait enrolé Ali dans la mise au propre de son journal. Napoléon convoqua son domestique pour en savoir plus: - « Il renferme, » lui répondit Saint-Denis, « tout ce qui s'est passé de remarquable depuis l'embarquement à bord du Bellérophon et diverses anecdotes racontées par Votre Majesté. » - « Comment le Gouverneur y est-il traité?... » - « Très mal. » (3) ![]() De gauche à droite: Napoléon (dictant assis), Montholon (debout), Bertrand (assis), Gourgaud (debout), Las Cases (prenant des notes, assis), son fils (debout) Comment Hudson Lowe réagit-il à la lecture du journal de Las Cases ? Le Gouverneur prit très mal ce que Las Cases avait écrit dans son journal et eut de vives conversations avec lui à ce sujet. Mon ouvrage L'autre Sainte-Hélène rapporte les échanges que les deux eurent à ce sujet, d'après les rapports du Gouverneur au ministre Bathurst. Mais cela ne fut pas un motif que le Gouverneur employa pour expulser Las Cases. Il se contenta plutôt de faire mettre les scellés du comte de Las Cases sur ce manuscrit, en sa présence, et le fit saisir en attendant la décision du gouvernement britannique ce qu'il devait devenir de ce document. Las Cases protesta mais il ne put rien pour récupérer son précieux travail. Avant les scellés, Hudson Lowe, avec l'accord de Las Cases, fit prendre une copie intégrale de ce manuscrit... et l'expédia au ministre Bathurst, pour qu'il pût statuer sur son devenir. Dans le Mémorial, Las Cases mentit au sujet de cette saisie lorsqu'il écrivit: Toutefois ma protestation eut son plein effet, et il ne fut plus touché à mon Journal. (1) ![]() Napoléon dictant ses mémoires à Las Cases Le manuscrit original ne fut remis au comte Las Cases qu'après le décès de Napoléon, en 1821. Il y travailla ensuite pour publier son célèbre Mémorial de Sainte-Hélène qui contribua beaucoup à construire la Légende de Napoléon comme "martyr" enchaîné, laissé aux mains d'un "infâme geôlier". Entretemps, en cette période de fin 1816, après de maintes discussions, il semble que Las Cases et Hudson Lowe réussirent à convenir que la situation actuelle n'était pas saine et qu'une explication avec Napoléon pouvait lever les malentendus. Hudson Lowe se rendit à Longwood pour en parler au docteur O'Meara afin qu'il pût informer Napoléon de ce revirement de Las Cases: Le comte Las Cases, a-t-il dit, a grandement changé d’opinion à son égard depuis leurs rencontres, et ne le regardait plus comme un tyran arbitraire qui faisait tout pour les irriter. Le Comte lui a indiqué son changement d’opinion et a confessé qu’ils avaient tout présenté au général Bonaparte à travers « un voile de sang. » (4) Fort de ce revirement apparent, Hudson Lowe se sentit prêt à laisser Las Cases retourner à Longwood, en pensant que les choses allaient dès lors s'arranger. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le Comte refusa tout net de repartir là d'où il venait ! Le 11 décembre, donc deux semaines depuis cette arrestation, Napoléon écrivit une lettre d'adieu à son compagnon, sentant bien que celui-ci ne voulait plus revenir et préférant prendre les devants plutôt que de maintenir une situation qui devenait embarrassante. Cette lettre, jugée bien trop pamphlétaire au goût du Gouverneur, fut montrée à Las Cases mais on ne l'autorisa pas à la conserver. Concernant Hudson Lowe, cette lettre de Napoléon disait notamment: L'insalubrité de ce climat dévorant, le manque de tout ce qui entretient la vie, mettront, je le sens, un terme prompt à cette existence dont les derniers moments seront l'opprobre du caractère anglais ; l'Europe signalera un jour avec horreur cet homme hypocrite et méchant, que les vrais Anglais désavoueront. (3) Las Cases a-t-il été expulsé par Hudson Lowe ? La réponse est non. La vérité est que Las Cases n'a pas souhaité revenir à Longwood. Alors le Gouverneur dut consentir à le laisser quitter l'île, non sans le faire passer par une période de quarantaine à la colonie du Cap, comme étaient ses instructions au sujet de tout compagnon de Napoléon qui quittait l'île de Sainte-Hélène. Cette quarantaine de quelques mois avait pour but de laisser couler un certain temps avant que la personne fut admise à rentrer en Europe et donner des détails sur ce qui se passait autour de Napoléon. En envoyant Las Cases au Cap, Hudson Lowe envoya une lettre de recommadation au gouverneur de cette colonie, Lord Somerset, pour l'inviter à se méfier du Comte: C’est un homme au talent considérable, de grande connaissance littéraire, excessivement précieux et éloquent, qui sait insinuer, et il est, ou essaye de se montrer, un admirateur fanatique, ou plutôt un adorateur, de Napoléon. (5) Il est clair que le gouverneur Hudson Lowe finit par douter des sentiments réels de Las Cases envers Napoléon car, en ayant cru un moment à un revirement d'opinion, il put ensuite constater que le Comte refusait de retourner à Longwood. ![]() Le gouverneur Sir Hudson Lowe (vu par un caricaturiste français) Pourquoi Las Cases souhaitait-il quitter Napoléon ? La vraie raison restera sans doute un des mystères de l'Histoire de la captivité. Bien entendu, on peut élaborer des hypothèses et elles ont été étayées depuis ce départ. On peut noter les hypothèses suivantes, évoquées par différents auteurs : - le fils de Las Cases avait été gravement malade quelques temps auparavant et son père s'inquiétait réellement de sa santé; mais alors, pourquoi ne pas invoquer de telles raisons, légitimes, pour partir, comme le fera d'ailleurs madame de Montholon en 1819? - Las Cases aurait été envoyé en "mission" par l'Empereur pour faire parler de lui en Europe et pour communiquer avec sa famille; cette hypothèse ne semble pas vraisemblable quand on lit les mémoires de Gourgaud, de Bertrand, du docteur O'Meara, et les autres sources; il n'y avait pas de mission commandée; et, à son retour en Europe, Las Cases certes entra en contact avec la famille Bonaparte mais ceci n'avait rien de plus naturel et ne cachait aucun secret; de plus, la famille Bonaparte mit un certain temps à lui rembourse une somme importante qu'il avait remis à Napoléon à son départ de l'île, car l'Empereur manquait de ressources financières à cette époque (on peut évoquer l'affaire de l'argenterie brisée et vendue) - Las Cases n'avait suivi Napoléon en captivité que dans le but de recueillir ses paroles en vue d'un ouvrage qu'il publierait; une fois cette tâche personnelle accomplie, il ne souhaitait alors que rentrer en Europe au plus tôt; car cet ouvrage devait remporter un grand succès compte tenu que Napoléon était l'homme du Siècle; et, en vérité, le Mémorial de Sainte-Hélène, publié après 1821, devint très vite un best-seller, sinon LE best-seller du XIXè siècle; cette hypothèse du départ de Las Cases a donc un certain goût de vérité; mais ce serait oublier que Las Cases se démena une fois installé en Europe pour aider à alléger le joug de l'illustre prisonnier resté dans son île-prison; il évita cependant de publier quoi que ce soit car, sans doute, il savait que son travail était resté sous scellés à Sainte-Hélène et il lui importait donc de le voir restitué un jour ou l'autre, il était donc naturel qu'il aidât le prisonnier, mais de façon honnête et non pamphlétaire, ceci tant que son journal restait aux mains du gouvernement britannique - Las Cases était de plus en plus mal à l'aise à Longwood à cause de ses compagnons d'infortune... Gourgaud et Montholon s'étaient ligués contre lui, et le surnommaient le "Jésuite"; le seul espoir restait dans la famille Bertrand qui, vivant au lieu-dit de Huts' Gate, à l'écart de Longwood, pouvait encore apporter quelque consolation au Comte; mais ce dernier perdit toutes ses illusions dès l'emménagement de la famille Bertrand à une centaine de pas de Longwood; et ces derniers, surtout madame Bertrand, comme les autres compagnons, se liguèrent contre Las Cases En final, mon opinion présente, au vu des témoignages de tous bords, est que le fin mot de ce mystère était venu de la bouche innocente de l'enfant Las Cases, lorsqu'il exprima à Gourgaud tout haut ce que son père sans doute pensait au fond de lui, sans jamais vouloir l'exprimer ouvertement à l'Empereur : ...Emmanuel, en pleurant, avait dit : « Que voulez-vous, nous sommes dans une si horrible gêne ! » (2) En cachant cette "horrible gêne" à Napoléon, et préférant se sacrifier plutôt que d'augmenter la contrariété du prisonnier en entrant en conflit avec ceux qui avaient été les compagnons d'armes de l'Empereur déchu, le comte de Las Cases aurait eu, au fond, de nobles sentiments, comme son éducation le lui aurait enseigné. ![]() Albine de Montholon Napoléon ne fut cependant pas dupe de cette situation qui causa le départ de son érudit compagnon. Il reprochera longtemps à Gourgaud ses heurts avec Las Cases, qui avaient commencé depuis leur embarquement sur le Northumberland. Ce départ causa, pendant un temps assez court, un manque au captif, mais qui fut vite combler par... la comtesse Albine de Montholon ! Et, finalement, Gourgaud y perdit au change car, en forçant Las Cases au départ, il sonna le glas de sa propre fin auprès de l'Empereur, comme la suite de l'Histoire de cette captivité le montrera. Albert Benhamou Septembre 2010 Notes (pour les sources complètes, voir l'ouvrage L'autre Sainte-Hélène, pp 91-98) (1) Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène (2) Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène (3) Marchand, Mémoires (4) O'Meara, Voice (5) Hudson Lowe, Lowe Papers ![]() |
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