L'AUTRE SAINTE-HÉLÈNE
L'autre Sainte-Hélène - The other St. Helena

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LA CUISINIÈRE "JEANNETTE"
- dernière mise à jour le 23 janvier 2013 -


De Longwood, le 12 juin 1816, le docteur O'Meara, médecin irlandais de la Royal Navy détaché au service de Napoléon, fit parvenir par sémaphores au major Gorrequer, à Plantation House, un message d'urgence, tout en s'excusant quelque peu de la procédure inhabituelle:

On m'a demandé, en faisant une tête de six pieds de long, de vous envoyer un signal en toute hâte comme si le sort de César et de Rome en dépendait. (source: L'autre Sainte-Hélène, page 62, traduit des Lowe Papers ADD 20115)

De quoi s'agissait-il? Le chef cuisinier à Longwood, Michel Lepage (ou Le Page), s'était blessé à la main droite et n'était plus en mesure d'assurer son service. Avec plus de quarante personnes habitant à Longwood, et personne d'autre aux cuisines, la situation pouvait en effet être considérée comme critique. En partant de Paris, le cortège accompagnant Napoléon en exil avait bien pensé au "service de la Bouche", comme celui qui existait dans la maison impériale, et deux cuisiniers avaient suivi le long cortège, à savoir Joseph Rousseau, le cuisinier de Napoléon à l'île d'Elbe, ainsi qu'un aide-cuisinier. Mais, une fois arrivés à Rochefort, tous deux refusèrent de s'embarquer pour l'île d'Aix en vue d'un second exil, prévu en Amérique, apparemment à cause d'un désaccord sur leurs émoluments. Il avait fallu trouver un autre cuisinier in extremis et, Joseph Bonaparte se trouvant lui aussi dans la région pour arranger sa propre traversée, il céda à son illustre frère son propre cuisinier Lepage qui l'avait déjà servi à son château de Mortefontaine dans l'Oise.
A Longwood, la cuisine de Lepage n'était guère appréciée de Napoléon qui se contentait le plus souvent de mets simplement préparés alors que Lepage était sans doute habitué de part son service auprès de Joseph à rivaliser avec d'autres cuisiners de grands fonctionnaires de l'Empire pour le style et l'originalité. Joseph Bonaparte, lui, avait certainement apprécié Lepage au point de vouloir l'emmener avec lui aux États-Unis !  Il semble toutefois que cette mauvaise réputation à Longwood ait surtout été due à la qualité pitoyable des aliments disponibles à Sainte-Hélène plutôt qu'à celle du chef cuisinier. Qu'importe. De surcroît, les tensions et jalousies existaient à Longwood, tant entre les officiers qu'entre les domestiques, et Lepage, n'ayant jamais auparavant servi auprès de Napoléon, comme les autres domestiques provenant eux du service impérial, il était considéré comme "seconde classe" par ses compagnons d'infortune. Cette circonstance et le déplaisir affiché par son illustre employeur sur sa façon de cuisiner lui rendaient la vie amère.

Mais les choses allaient changer et Lepage allait bientôt trouver un goût à étendre son séjour à Longwood, malgré l'ingratitude qu'il ressentait.

La demande urgente du docteur O'Meara avait été faite par le comte de Montholon, en charge de l'intendance à Longwood. On pouvait comprendre son appréhension à cette situation délicate, suite à l'accident de Lepage, si les gens ne trouveraient bientôt rien de préparé pour leurs assiettes. Montholon en prendrait pour son grade pour avoir manqué à la gestion du service de Bouche ! De surcroît, son épouse était sur le point d'accoucher et elle donna effectivement naissance quelques jours plus tard, le 18 juin 1816 (premier anniversaire de la bataille de Waterloo), à une fille, Napoléone: elle devenait le premier enfant né à Longwood et vécut très longtemps, en mourant nonagénaire en 1907.

Comme Longwood avait réclamé un cuisinier parlant français, les autorités anglaises s'étaient estimées plutôt heureuses de trouver une Belge dans les cuisines de Plantation House: elle s'appelait Marie Catherine Sablon. Elle arriva à Longwood dès le lendemain, jeudi 13 juin 1816, selon Gourgaud qui nota dans son Journal à cette date (ce qui prouve que, contrairement à ce que certains historiens ont affirmé dans le passé, Longwood n'est pas resté sans cuisinier pendant plusieurs jours, obligeant Napoléon à se résoudre à la cuisine chinoise):

Il arrive une cuisinère belge envoyée par le Gouverneur.

Comme la seule autre domestique du lieu s'appelait elle aussi Catherine (il s'agissait de Catherine Brulé, au service de la comtesse de Montholon), on surnomma la nouvelle venue "Jeannette" (d'autres écrits parlent de "Finette"). Et Jeannette la Belge était probablement coquette. Montholon en fut charmé. On oublia momentanément la qualité de la viande, du pain, du beurre, et du reste, du moment que Jeannette était aux fourneaux. Quant à Lepage, qui supervisait la belle, il en tomba amoureux sur-le-champ et n'était plus aussi pressé d'être remis de sa blessure, de peur que son aide ne s'en retournât à Plantation House. De toute façon, Montholon para au coup en informant les autorités que, compte tenu du nombre de personnes habitant à Longwood, deux cuisiniers valaient mieux qu'un. Lepage put bientôt sortir de sa convalescence à partir du moment on l'on était rassuré que le gouverneur Hudson Lowe ne réclamerait plus la cuisinière qu'il avait fait envoyer en intérim !

Dans son ouvrage Autour de Sainte-Hélène, tome II, l'historien Frédéric Masson consacra une étude détaillée sur les cuisiniers qui ont servi à Longwood. Il précisa que Marie Catherine Sablon était née à Nimal (sic, il s'agissait de Limal) en Belgique en 1784. Limal est une commune près de Wavre, à l'est de Waterloo. Son acte de naissance montre qu'elle était en fait née le 12 novembre 1782.

Registre des naissances de Limal
Registre décennal des naissances à Limal (photo de Christian Proces)

Catherine était fille naturelle de Anne-Joseph Sablon de Limal. Sa mère se maria avec un Louis Penas, originaire de Dinant, en 1785 lorsque Catherine était donc sur sa 3ème année. Le père d'Anne-Joseph, et donc grand-père de Catherine, était un certain Antoine Sablon, né en 1723 à Limal et décédé en 1806. Lui-même avait eu pour père un Conrad Sablon, né en 1699 et décédé en 1754 à Limal.

En 1809, Catherine alla travailler à Bruxelles comme cuisinière. Elle eut une liaison qui donna naissance à une fille, Joséphine, en 1810. Son nom figure dans l'ouvrage de A. Massin, le Qui est Qui à Bruxelles en 1812, d'après les Registres du recensement de 1812 de la ville de Bruxelles, publié en 1997, abstraction faite de l'erreur habituelle sur sa date de naissance car Catherine avait alors 30 ans en 1812:

Qui est Qui à Bruxelles en 1812
Extrait du "Qui est Qui à Bruxelles en 1812"

On ne connait pas (encore) la circonstance qui a amené Catherine à Ste-Hélène mais, comme elle avait laissé sa fille à Bruxelles, il y a lieu de croire qu'elle avait quitté Bruxelles lorsque sa fille était encore trop jeune pour un long périple. Si Catherine avait été au service de Hudson Lowe en Belgique (il s'y trouvait en début 1815 mais quitta le théâtre des opérations quelques temps avant Waterloo pour se rendre à Gênes puis à Marseille), elle aurait sans doute pris sa fille alors âgée de 5 ans. Mais Hudson Lowe n'était pas alors un officier très haut gradé (rang de Colonel) et pas non plus un aristocrate. Il n'y a aucune raison de croire qu'il se déplaçait avec une cuisinière personnelle, d'autant qu'il n'était pas même marié à l'époque (il se maria à Londres en fin 1815, quelques semaines avant de s'embarquer pour Ste-Hélène avec titre et pouvoirs). Donc il y a plutôt lieu de croire que Catherine quitta Bruxelles peu après le recensement de 1812, et laissa sa fille à Limal auprès de sa famille.

Il n'y a pas de trace d'une passagère nommée Sablon dans les registres des voyageurs aux archives de la Compagnie des Indes Orientales, ce qui démontre que Catherine était arrivée à Ste-Hélène au service personnel d'un individu, soit qui venait s'établir dans l'île, ou qui était en voyage vers l'Asie et que Cathenine aurait souffert du voyage l'obligeant à rester à l'escale de Ste-Hélène. Quoiqu'il en soit, elle se trouva employée au service de Plantation House, probablement à l'époque de l'arrivée en août 1813 du Colonel Mark Wilks, nouveau gouverneur de l'île, qui venait d'un long service aux Indes. Il n'est pas trop étonnant pour Wilks d'avoir employé Catherine pour ses cuisines car le personnage avait du goût pour la vie mondaine et avait un coiffeur personnel attaché à son service (voir ouvrage de Michel Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène, Atlantique Sud, chapitre 2, éditions Perrin, 2011). Bénéficier d'une cuisinière belge, qui pouvait aussi bien passer comme française, et augmenter ainsi en qualité sa table de gouverneur entrait tout à fait dans le profil du personnage. Puis Hudson Lowe aurait trouvé Catherine Sablon attachée au service des cuisines de Plantation House à son arrivée en 1816, lorsqu'il vint remplacer Wilks en tant que gouverneur militaire en charge de la détention du "Général Buonaparte". Selon Marchand, Napoléon apprécia vite sa cuisine:

Sa cuisine n'était pas mauvaise; elle avait une recette de potage que l'Empereur aimait beaucoup; il consistait en deux jaunes d'oeufs battus avec un peu de farine formant une pâte légère qu'elle faisait tomber dans le bouillon au moment de sa plus forte ébullition. (Mémoires de Marchand, Tome II, éditions Tallandier, 1991, page 99)

Catherine avait 34 ans lorsqu'elle entra au service de Longwood, ce qui n'était pas tout à fait jeune comparé aux autres domestiques. Elle devait cependant en paraître moins car Lepage tomba aussitôt amoureux et le lui déclara au plus tôt, avant qu'un autre domestique célibataire ne le fît avant lui !  Car la concurrence était rude entre les murs de Longwood avec les domestiques mâles célibataires et aussi peu (une puis deux) domestiques femelles à qui proposer... Certains durent se contenter de femmes métisses, elles aussi affectées au service de Longwood, comme Esther Vasey que Marchand gagna, Ann-Mary Foss qui céda à Archambault l'aîné, et même l'épouse du sergent Snell qui offrit ses faveurs à Gentilini, lui aussi marié (à Elbe), alors que le grand suisse Noverraz et le délicat Saint-Denis, dit la mameluck Aly, se disputaient, eux, l'attention de la seule française, Catherine Brulé. Mais la cuisine était chasse gardée de Lepage, et il comptait bien exercer sa priorité sur la nouvelle venue. D'après Masson, Lepage, même avec son bras en écharpe, engagea très vite la dame sur le terrain du mariage:

Il lui dit: "Madame, êtes-vous mariée?" - "Non, Monsieur." - "Alors si cela vous convient, je vous épouserai immédiatement." Elle lui répondit cependant qu'elle ne pouvait pas penser à cela si vite. "Au moins," dit-elle "attendons deux ou trois jours." Il y consentit non sans un visible déplaisir.

On peut imaginer qu'à 34 ans, la cuisinière ne se fit pas prier deux fois. Et, de fait, elle commença une relation avec Lepage. Dans ses Mémoires, Marchand écrivit que le couple s'était marié. Mais en fait, il n'y avait rien eu d'officiel, sans doute par le manque de prêtre catholique, pour rendre officiel un mariage: ce n'était donc qu'une promesse de mariage. Ils vécurent ainsi en concubinage et ne régularisèrent leur situation qu'une fois revenus en France. Jeanette tomba bientôt enceinte et une fille, Cornélie, naquit quelques mois plus tard. Masson supposa que la relation du couple avait commencée en fin 1816 et en déduisit logiquement que l'enfant était née en septembre 1817. Ces deux erreurs de date se trouvent répétées dans divers ouvrages. En réalité, Cornélie était née le 2 juin 1817 et a été baptisée, sans doute par Vernon le pasteur anglican qui avait déjà baptisé la fille Montholon, le 10 août 1817. Le registre indique que Cornélie, ou Cornelia en anglais, était une enfant "illégitime" (car hors mariage) de Michael (sic) Le Page et de Catherine Sablon (source: registre paroissial de Sainte-Hélène, N/6/2 f.157).

Naissance Cornélie Lepage
Naissance de Cornélie Lepage dans le registre de Sainte-Hélène (transcription British Library)

Mais, l'ennui et l'alcool aidant, les choses ne pouvaient restées aussi simples à Longwood. Un célibataire comme Noverraz était toujours en chasse, d'autant que l'autre Catherine, Brulé, ne s'était pas encore décidée sur celui, entre le Suisse et le Mameluck, avec qui elle allait convoler. Noverraz avait dû trouver le temps long et la chose qui devait arriver arriva: il fit une "sottise" avec Jeannette, officieusement madame Lepage...


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