NAPOLÉON REPOSE-T-IL AUX INVALIDES? UNE ÉMISSION TV EN DOUTE En février 2012 a été diffusée sur la chaîne française France 3 l'émission bi-mensuelle de Franck Ferrand intitulée "L'ombre d'un doute": elle portait cette fois-ci sur la thèse de la substitution de la dépouille mortelle de Napoléon par celle de son maître d'hôtel Cipriani, mort en février 1818 à Longwood. Par chance, cette émission est à présent disponible sur YouTube pour ceux qui, comme moi, n'avaient pas pu la voir en direct. Pour la visionner, tant qu'elle est encore disponible sur le site, cliquez sur le lien L'ombre d'un doute: Napoléon repose-t-il aux Invalides? Tout d'abord, laissez-moi dire combien j'admire le travail de Franck Ferrand pour faire connaître l'Histoire auprès du grand public, à une époque où justement l'Histoire semble avoir être le parent pauvre de ceux qui bâtissent les programmes scolaires et qui l'ont délaissée au profit d'autres matières ou d'autres sujets d'Histoire jugés plus "contemporains". Las! Mais ceci est un autre débat. Je dois aussi dire que, bien que n'étant plus convaincu par la thèse de la substitution, j'admire les efforts de Bruno Roy-Henry qui, lui aussi avec ce débat, permet de soulever les émotions et les passions, encore de nos jours, sur un sujet d'Histoire. Tâche certainement difficile de nos temps et je me réjouis qu'il y réussisse très bien. Je ne vais pas ici reprendre les arguments des uns et des autres sur le sujet, sur le nombre de cercueils, les décorations, etc. etc. Ils ont été discutés dans le menu détail, soit dans des ouvrages, soit dans des forums appropriés de passionnés de l'Histoire. La lecture des ouvrages mentionnés ci-dessous dans la bibliographie et le "surf" dans des sites internet ad-hoc permettra à chacun de se faire une opinion. Comme ces questions ne peuvent pas être tranchées dans un sens ou dans un autre, les divergences existent, et existeront sans doute encore longtemps, ce qui permet d'alimenter le débat. De temps à autre, un document ou un témoignage fait surface, et le débat repart de plus belle. Dans ce court article, je voulais simplement relever quelques assertions mentionnées dans l'émission de Franck Ferrand, qui sont inexactes d'un point de vue historique et méritent donc d'être corrigées. Le gouverneur Hudson Lowe aurait refusé en mai 1821 d'embaumer le corps de Napoléon Antommarchi a écrit dans son ouvrage de 1825: "Le cadavre, qui n'avait pas pu être embaumé, faute des substances nécessaires etc". Donc, déjà, son témoignage d'époque explique la raison pour laquelle l'embaumement n'a pas pu se faire. De plus, pour procéder à un embaumement en bonne et due forme, il aurait sans doute fallu vider le corps de tous les viscères, et même le crâne de son cerveau, car l'opération nécessite un vidage de la dépouille de toute partie dégradable et surtout de toute partie liquide. Or on sait, d'après les témoignages, que les généraux Bertrand et Montholon s'étaient opposés à toute opération supplémentaire, une fois que la cause de la maladie de l'Empereur avait été déterminée avec suffisamment d'assurance. En cela, ils s'en tenaient aux strictes instructions de Napoléon qui avait souhaité que son corps soit examiné à seules fins de déterminer de façon précise le siège de sa maladie mortelle et d'en prévenir son fils car, comme il le croyait et s'était exprimé là-dessus quelques temps avant sa mort, cette maladie lui semblait héréditaire vu que son propre père avait succombé du même mal. Exception avait été faite pour le coeur, que Napoléon voulait faire conserver afin d'être envoyé à son épouse Marie-Louise, la duchesse de Parme, comme le voulait la tradition. Quant à l'estomac, trouvé dans les 7/8è dans un état piteux à cause de la maladie gastrique, que le docteur Antommarchi voulait conserver afin, sans doute, de pouvoir prouver au monde médical que cette maladie-là était inguérissable et que, lui, Antommarchi n'aurait rien pu faire pour l'enrayer, ce fut Bertrand et Montholon qui refusèrent de procéder à sa conservation. Ils s'en tenaient là encore aux simples instructions de Napoléon données avant sa mort: seul le coeur devait être conservé, donc pas l'estomac et pas d'embaumement. La question d'embaumement ne s'était peut-être posée que dans la tête d'Antommarchi, voire elle avait pu s'être posée entre les Français à un moment. Mais il semble que Napoléon n'en avait eu aucune intention, ne l'ayant pas demandé, et les généraux Bertrand et Montholon ont formellement repoussé l'idée d'aller plus en avant dans l'ouverture du corps, une fois que la maladie avait été identifiée. La discussion avec les autorités a ensuite été de décider du lieu de sépulture et Napoléon, ayant prévu que l'on ne permettrait pas à sa dépouille d'être renvoyée en Europe, avait déjà indiqué le lieu dans ce qui deviendra la "Vallée du Tombeau", ou la "Vallée des Géraniums": cet état d'esprit ne permet donc pas de croire, là aussi, qu'il ait eu une quelconque intention de faire embaumer son corps, et n'en avait de toute façon pas donner l'ordre à ses officiers. En final, la question d'embaumement n'était même pas arrivée au gouverneur Hudson Lowe et il n'a donc pas eu à trancher sur celle-ci: rien dans ses rapports (souvent très détaillés) au ministre Lord Bathurst n'a mentionné une telle demande française, si elle avait eu lieu, alors qu'il a bien mentionné leur requête concernant la conservation du coeur et de l'estomac (cf. rapport de Lowe à Bathurst en date du 14 mai 1821). L'ouverture du cercueil de Napoléon, en 1840, s'est déroulée en pleine nuit et à la lueur des flambeaux Je ne connais pas, à dire vrai, la raison d'une telle affirmation qui est totalement fausse ! Peut-être que, pour les tenants de la thèse de la substitution, il est important d'ajouter des preuves au fait que l'ouverture du cercueil s'était faite dans des conditions telles que l'identification avait été "à peine possible", ce qui aide à augmenter l'incertitude et le mystère. Il est vrai qu'une ouverture de cercueil, opération déjà exceptionnelle en elle-même, devient théâtrale si elle se déroule dans de telles circonstances. Et le film "Monsieur N" s'est lui aussi jeté sur cette "image d'Epinal" en montant la mise en scène de l'ouverture des cercueils (car il y en avait quatre, emboîtés les uns dans les autres) se déroulant en pleine nuit, à la lueur des flambeaux, et sous une pluie battante. La pluie, certes, faisait bien partie du décor mais c'était une sorte de crachin intermittent. C'était surtout le vent qui était froid et un peu génant car, lorsqu'il s'engouffre dans cette vallée, souffle par rafales à cause de la topologie des lieux qui transforment cette vallée en un syphon. De plus, le tombeau de Napoléon, qui se trouve situé sur le côté élevé d'un terrain légèrement en pente et entouré d'une clôture, n'était guère abrité par les deux pauvres saules pleureurs qui lui avaient tenu compagnie depuis 1821, dont l'un d'eux d'ailleurs avait succombé audit vent, et aux collectes des visiteurs du tombeau, depuis son entrée dans l'Histoire. En fait, les opérations d'exhumation se sont déroulées à peu près selon l'horaire ci-dessous:
Les témoins de 1821 pensaient trouver un squelette en 1840 Rien n'est moins sûr... Certes, l'état de conservation dans lequel leur était apparu Napoléon les a surpris. Mais, déjà en 1821, ils savaient, car les experts le leur avait dit, que la façon dont la dépouille avait été enfermée et les cerceuils soudés et scellés garantiraient une conservation du corps pendant "des siècles"... Le témoignage du grand-maréchal Bertrand est important sur ce point car il écrit dans ses Cahiers: "On a dit que l'air ne pénétrant pas, cela se conserverait des siècles." De plus, une commission sanitaire s'était réunie avant le départ de l'expédition vers Sainte-Hélène pour donner un avis sur les mesures à prendre lors de l'exhumation. Marchand, l'ancien valet de chambre de Napoléon, leur avait détaillé la façon dont les cercueils avaient été scellés, et avait surtout indiqué que, une fois dans le cercueil le soir du 7 mai 1821, l'odeur de putréfaction dégagée par la dépouille n'avait plus été sentie et ce jusqu'au départ pour l'enterrement dans la journée du 9 mai. La conclusion des membres de cette commission était que, probablement, l'expédition allait trouver une dépouille plutôt bien conservée. Lire leur rapport sur Gallica pour en savoir plus. Évidemment, l'herméticité des cercueils explique à elle-même cette conservation relative. Je dis "relative" car on n'a pas vérifié en 1840 l'état complet du corps: on n'a pu voir que le visage, les mains et les orteils (qui étaient un peu visibles car sortis des coutures de bottes). Donc de conclure à une quasi momification ou à une conservation "parfaite" de la dépouille est à relativiser. L'émotion des témoins devant cette dépouille "non détruite" par le temps, après 19 ans, y était sans doute pour beaucoup. La vérité se trouve dans le rapport plus scientifique du docteur Guillard qui a eu le temps de souligner (car il a été le seul à analyser objectivement la dépouille pendant que les témoins de 1821, eux, étaient aux larmes) que le visage présentait des téguments et des signes d'une certaine putréfaction, sans doute stoppée par la façon dont les cercueils avaient été hermétiquement scellés. Pour les récits des témoignages de cette opération, je peux suggérer la lecture de mon ouvrage L'autre Sainte-Hélène, chapitre Guillard, pp. 375-398. ![]() Dessin de Rigo, réalisé selon les témoignages, 1841 (source: Musée Bertrand à Châteauroux) Le docteur O'Meara aurait été dans le complot de la substitution avec le gouvernement britannique Là on nage en pleine supposition gratuite. La réalité est que, une fois que le docteur avait été expulsé de Longwood (non sur ordre du gouverneur Hudson Lowe, comme beaucoup le prétendent, mais sur ordre du ministre Lord Bathurst après dénonciation des agissements du docteur par Gourgaud à Londres... voir L'autre Sainte-Hélène, p. 152), il est rentré à Londres et a ensuite été radié des services de l'Amirauté pour avoir porté des accusations contre Hudson Lowe. Il s'est alors donné pour tâche de se venger en dénonçant la politique du gouvernement envers le prisonnier de Sainte-Hélène par le biais du "sbire" envoyé sur place comme geôlier. Après le retour de Hudson Lowe en Angleterre, et après la publication par O'Meara de son fameux Voice of St. Helena en 1822, l'ex-gouverneur de Sainte-Hélène tenta même de poursuivre en justice l'ex-docteur de Longwood, mais sans succès (pour des raisons de procédure). On a donc peine à croire que le sieur O'Meara ait trempé dans un quelconque complot gouvernemental dans ces conditions ! Il était plutôt passé dans l'opposition ! Or il semble que le docteur soit un maillon important de la thèse substitutionniste car, selon elle, quelqu'un a bien dû souffler mot au gouvernement britannique que Cipriani avait été "momifié" et que l'on disposait de son masque mortuaire. Hypothèses gratuites bien entendu car personne de Longwood n'a mentionné cet embaumement ou ce masque de plâtre: c'eût été traiter un simple maître d'hôtel comme un "V.I.P.", royal ou impérial, et ce pendant des heures nécessaires à ces opérations, aux yeux et à la barbe de tous. Rien ne pouvait être caché dans l'"enclos" qu'était Longwood. Mais la thèse substitutionniste en fait fi, ou explique plutôt que tous, tant Anglais que Français, étaient dans le "grand complot". Il faut savoir enfin que diverses théories ont circulé depuis l'annonce de la mort de Napoléon en 1821: pour un personnage aussi célèbre, mort en captivité, c'était incontournable. Alors les théories d'empoisonnement et même de substitution de sa dépouille ont fait foison, avec plus ou moins de vigueur (et de rigueur dans les explications). Pour mémoire, je peux citer ici les lettres d'un Anglais qui se trouvait à Sainte-Hélène en octobre 1840 et qui avait mentionné une rumeur de substitution, donc avant même l'ouverture des cercueils et les divergences de détails avec ceux connus depuis 1821 soulevés par le livre de Rétif en 1969 (année du Bicentenaire de la naissance de Napoléon). Pour en savoir plus, lire ici le témoignage de Lefroy. Pour conclure, il me reste à espérer que les débats historiques se poursuivront longtemps, et que l'Histoire intéressera de plus en plus de monde. Merci donc à Franck Ferrand et à Bruno Roy-Henry qui soulèvent les questions et permettent à tous d'approfondir ces sujets. Albert Benhamou Février 2012 Pour en savoir plus sur ce dossier: - Rétif de la Bretonne, Georges, Anglais, Rendez-nous Napoléon, éditions Martineau, 1969 - Roy-Henry, Bruno, Napoléon. L'énigme de l'exhumé de 1840, préférer l'édition de 2003 ou ultérieure, qui contient les sources - Roy-Henry, Bruno, site internet EmpereurPerdu - Lentz, Thierry, et Macé, Jacques, La Mort de Napoléon, Perrin, 2009 - forum internet Napoléon1er, spécialement la section Post-Mortem - site internet Napoléon Prisonnier, section Post-Mortem |
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